Depuis deux à trois ans, nous n’avons jamais autant entendu parler de design thinking. Que ce soit dans la presse, sur internet, la pensée design est partout… et nulle part à la fois.
Il nous semble important de parler du pouvoir du design thinking appliqué aux organisations, car le constat a été fait que 40% des entreprises actuelles n’existeront pas demain. Alors, pourquoi ne pas appliquer cette méthode design thinking au sein des entreprises, afin de toujours se réinventer en étant à l’écoute de ses utilisateurs ?
C’est le pari qu’ont notamment fait Thales, GRTgaz, le CH de Valenciennes ainsi que Steelcase. Voici leurs histoires, les freins et les techniques qu’ils ont mis en place pour faire adhérer leur entreprise à cette nouvelle posture.
Il y a ceux qui disent et ceux qui font…
Pour beaucoup, le design thinking n’est que du bon sens. Nous les rejoignons là-dessus. Cependant, il y a beaucoup d’entreprises qui ne l’appliquent pas pour autant.
En effet, selon une étude de McKinsey, seulement 50% des entreprises du fortune 500 sortent de leurs locaux, pour aller à la rencontre de leurs utilisateurs.
De plus, beaucoup d’entreprises pensent savoir ce qui est bon pour leurs utilisateurs (en pensant le connaître par des études marketing) et leur proposent des produits qui, in fine ne leur servent pas, ou ne leur plaisent pas.
Le but du design thinking, au-delà de proposer une solution qui correspond aux utilisateurs, c’est de faire en sorte de rendre les organisations plus humbles, en sachant dire “je ne sais pas”, et en allant chercher la réponse plutôt que de prétendre la connaître.
“Les meilleurs acteurs, les meilleures personnes auprès desquelles je peux aller m’inspirer pour trouver des idées de sujets à traiter, sont les utilisateurs eux-mêmes”, Charles-Antoine Poirier, strategic designer chez Thales.
Le rôle de l’empathie au sein des organisations
Le Docteur Nabil El Beki, anesthésiste au CH de Valenciennes pratique depuis quelques années le design thinking sans poser de mot sur la méthode qu’il emploie. Avec son équipe de soignants, ils mettent à l’honneur dans leurs chartes l’empathie, dans le sens de la prise en compte du bien-être du patient. Logique pour un établissement hospitalier ? Pas tant que cela, puisque pour des questions de rentabilité et de sécurité (contraintes techniques hospitalières) il est parfois difficile de prendre le temps de penser à faire autrement.
Quel bénéfice monétaire rapporterait à un hôpital de réduire le stress d’un patient avant une intervention chirurgicale ? Une meilleure notation du point de vue du patient ? Plus que cela ! L’équipe médicale a pu faire le constat de buts inattendus: un confort supplémentaire pour les patients, une réduction du stress pour les accompagnants, un meilleur cadre de travail pour les soignants. Qui dit meilleur cadre de travail dit plus de motivation et plus d’efficacité. CQFD.
Néanmoins, on n’est pas obligé de travailler dans le domaine social pour faire preuve d’empathie. La preuve avec la mission que s’est fixée le fabricant de mobilier tertiaire Steelcase: “libérer le potentiel humain”.
Les équipes de Steelcase se sont intéressés aux employés des entreprises pour leur permettre d’avoir des espaces de travail qui permettent aux salariés de donner le meilleur d’eux-mêmes.
Cette organisation à remarquer des évolutions dans la manière de travailler des gens qui se dirigent de plus en plus vers des espaces qu’on appelle “tiers lieux” (espaces de coworking, café, etc.), et s’est proposé de recréer ces concepts spatiaux, au sein des entreprises.
Le but est de faire en sorte que “le bureau devienne une destination, là où les gens décident d’aller (…) et pas là où j’ai besoin d’aller”. Sandra Garcia, consultante chez Steelcase.
Steelcase a remarqué ces évolutions de pratiques et de comportement pas par une étude de marché, mais parce qu’elle consacre 1% de ses revenus fondamentaux à la recherche. Pas une recherche marketing, mais une recherche terrain.
En effet, une équipe de chercheurs, d’anthropologues, de sociologues, de psychologues, d’ingénieurs et d’autres experts est dédiée à la compréhension de ce qu’il se passe aujourd’hui dans le monde du travail. Quels seront les comportements d’ici 5 ans ? 10 ans ?
En lien avec ces recherches, des solutions sont développées, de manière prospective, afin de répondre à ces changements comportementaux.
Comment allier contraintes et innovation ?
Les contraintes techniques peuvent parfois paraître insurmontables selon les domaines. On a parfois l’impression qu’on ne peut être créatif et proposer de nouvelles manières de faire avec toutes les contraintes à prendre en compte.
Mais les contraintes ne doivent pas être vues comme des freins, mais plutôt comme des challenges.
C’est le cas de Nabil El Beki et de son équipe qui a réussi à passer au-delà des contraintes de sécurité et d’hygiène à l’hôpital de Valenciennes pour réduire le stress des enfants avant une intervention au bloc opératoire.
Le stress était naturellement alimenté par des réponses aux contraintes sécuritaires: des brancards (autrement appelé “lits cages”) avec des barreaux (comme ceux d’une prison) pour que les patients ne tombent pas. Une des solutions mises en place pour réduire ce stress dû aux trajets entre la chambre et le bloc est de donner des médicaments aux patients enfants comme adultes afin de les apaiser. Cette solution augmentant le stress des accompagnants a peu à peu été rejetée par le CH de Valenciennes.
Ils ont alors trouvé une autre solution permettant de prendre en compte les contraintes techniques et le stress aussi bien des enfants que des accompagnants: de petites voitures électriques qui amènent le patient de sa chambre à la table d’opération.
Le principe ? Faire fonctionner l’imagination et le jeu comme moyen de réduire le stress (principe médical de l’autohypnose) autant pour les enfants que pour les accompagnants et le personnel médical.
Ce projet a été challengé par plusieurs autres contraintes liées à l’hygiène, au management, mais également à la maintenance: dans un hôpital, tout doit être sécurisé, validé par des protocoles. Il a fallu penser à “et si ça se casse ?”, “et si on se blesse ?”, “si ça ne fonctionne plus ?”. Il a fallu trouver un moyen de pérenniser le protocole de mise en place de cette solution.
Après quelques recherches, Nabil est tombé sur un concessionnaire de voitures électriques. Ils ont ainsi réussi à débloquer le levier principal pour mettre en place leur idée.
Aujourd’hui, cette idée est reprise par plusieurs hôpitaux en France et en Europe et se décline selon l’âge du patient (voiture électrique, réalité virtuelle, etc.).
Quoi de plus contraignant que la cybersécurité ? Thales, précurseur en design thinking en France depuis 2009, a travaillé sur un projet lourd de contraintes: le téléphone haute sécurité du président (pour la petite anecdote, ils l’ont appelé “théorème”… vous nous suivez ?). Ce téléphone regroupe d’énormes contraintes puisqu’il s’agit du téléphone le plus sécurisé qui existe, ne permettant aucun espionnage. Le seul problème qu’il comportait est qu’il n’était pas utilisable (beaucoup trop complexe). Ça vous paraît aberrant comme situation ? Et pourtant il existe des situations similaires partout dans le monde.
L’équipe de Thales a donc dû repenser l’expérience utilisateur du téléphone tout en gardant les éléments techniques de sécurité. Les utilisateurs ? Le président, le Premier ministre, le ministère de la Défense… rien que ça.
La contrainte qu’était de faire une recherche utilisateur sur ces personnes et de prendre en compte les contraintes techniques ont été surmontées pour créer un téléphone aussi efficace contre l’espionnage que facile d’utilisation.
A-t-on besoin de gros moyens financiers et techniques pour mettre en place une solution centrée sur l’utilisateur ?
Il est tout à fait possible de réaliser des produits ou services pour l’utilisateur, avec le design thinking et peu de moyens. C’est souvent la contrainte des entreprises petites comme grandes.
Le design thinking va même vous permettre d’économiser de l’argent vu qu’en suivant son processus vous allez être amené à réaliser un prototype qui sera validé ou non lors d’un test auprès de vos utilisateurs.
Steelcase a fait le pari de créer des formations design thinking en interne afin d’éveiller tous les collaborateurs à s’ouvrir à cette démarche d’innovation et de permettre la co-création. En créant son propre programme de formation, l’entreprise peut orienter la démarche comme elle le souhaite et pointer du doigt une étape plus qu’une autre, en latence dans l’organisation. Le but est de n’oublier personne: que tout le monde aie accès aux mêmes méthodologies et aux mêmes ressources pour savoir communiquer avec le même langage et avoir des objectifs que tout le monde comprend. En formant chacun à ce mode de pensée, c’est autant d’idées qui peuvent être développées que de collaborateurs présents dans l’entreprise. Une source d’inspiration sans limites !
GRTgaz mise lui sur le “fail fast” qui est au coeur de la démarche design thinking. Le but étant de ne pas forcément aller jusqu’à l’industrialisation du produit pensé, mais d’aller jusqu’au prototype et de voir si celui-ci fonctionne sur la cible prévue. Changer de paradigme permet l’erreur sans investir des milliers d’euros en développant un élément qui ne sera jamais mis sur le marché une fois fini. La pensée Design vous permet donc également d’éviter de dépenser avant d’être sûr que l’objectif de votre solution sera atteint.
Quel est le retour sur investissement de la pensée design ?
Selon une étude de McKinsey, les entreprises qui utilisent le processus du design thinking depuis plus de 5 ans ont vu leur revenu augmenter de 25%. Alors oui, la pensée design peut-être vue de l’extérieur pour une perte de temps (au début) qui peut vous rapporter financièrement (à la fin).
Au CH de Valenciennes, ils font passer 80 enfants par mois au bloc opératoire. Au début, ils avaient 3 voitures. Aujourd’hui ils en ont 5. De nombreux hôpitaux de France, mais aussi d’Europe sont en train d’implanter ce processus dans leur structure. L’hôpital a eu plus de 100 parutions dans les médias et plus de 18 millions de vue sur le site de France 3. De quoi détrôner les cliniques privées !
La section innovation de Thales fonctionne comme une agence, ce qui lui permet d’avoir un retour sur investissement élevé. En effet, les design center que Thales développent font payer aux entités du groupe leurs services. “Le fait d’être payant, c’est un filtre”, nous dévoile Charles-Antoine Poirier. En effet, avec un service payant, personne n’est obligé de venir et d’utiliser cette méthodologie. “Si les gens viennent, c’est qu’ils ont compris qu’il y avait une valeur” ajoute-t-il.
Aujourd’hui Thales compte plus de 10 Design Center dans le monde, a formé plus de 1 000 managers, possède 20 Strategic Designer et a réalisé de nombreux projets de plus de 6 mois en rencontrant à chaque fois entre 15 et 20 utilisateurs.
Pour GRTgaz, une entreprise régulée par l’état qui n’a pas l’obligation d’innover puisque tout le monde est obligé de passer par elle, a mis en place depuis plus de deux ans un Design Lab. L’idée n’était pas de mieux répondre aux attentes des utilisateurs puisqu’il s’agit d’un transporteur de gaz, mais plutôt de changer les mentalités et les postures de travail dans un monde essentiellement d’ingénieurs.
Au bout d’un an, le Design Lab a effectué plus de 14 projets d’une durée de 3 à 4 mois, ainsi que de nombreuses initiations au design thinking. Cet apport méthodologique qu’a mis en place l’entité Design Lab a permis de rassembler les agents de terrain, les ingénieurs et toutes les parties prenantes, de se comprendre et de communiquer avec un langage commun.
Un autre changement a été constaté: les salariés de GRTgaz prennent plus leur temps sur les projets. Mauvais point nous direz-vous ? Non, bien au contraire ! Perdre un peu de temps au début d’un projet pour être sûr de s’attaquer au bon problème, au bon sujet, permet une augmentation de l’efficacité des porteurs de projets et une meilleure efficacité de la réponse apportée.
Les intervenants